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Nous Avons Quitter le Liban pour Mieux le Comprendre

Le mot “retour” est partout dans nos conversations. Mais il ne veut plus dire ce qu’il voulait dire avant. Revenir, mais dans quel Liban ? Pour beaucoup, le retour n’est plus une réalité concrète, mais une idée qu’on entretient à distance. Une promesse qu’on se fait à soi-même. À certains égards, cela rappelle le rêve du retour palestinien : plus le temps passe, plus le lieu devient mémoire, plus le retour devient tension, et surtout : revenir pour faire quoi ? Pour vivre ? Travailler ? Résister ? Rebâtir?

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Yara Abou Rich

5/19/20259 min read

Introduction

Depuis 2019, le Liban traverse une crise économique et sociale sans précédent. La monnaie s’est effondrée, les institutions se sont figées, et l’avenir s’est rétréci pour une génération entière. Contraints de chercher ailleurs ce que leur pays échoua de leur offrir: Les étudiants créent une fuite de cerveaux colossale. Étudier, se former, se projeter est devenu un luxe inaccessible.

J’ai quitté le Liban un jour d’août, dans cette chaleur moite qui ralentit le temps. Mes amis sont passés me chercher en voiture. On blastait des chansons comme si c’était une virée banale, comme si ce n’était pas le dernier trajet avant une rupture silencieuse. Ce n’est que plus tard que ça nous a frappés.

Dans ma valise, j’avais glissé quelques photos, un sachet de thym, et cette idée floue : partir pour aller mieux. Pas pour fuir, mais parce que rester n’était plus viable. Comme beaucoup, je partais avec le sentiment de devoir m’éloigner pour continuer d’exister et, peut-être, pour mieux revenir.

C’est dans ce contexte que des milliers de jeunes Libanais ont pris la décision de partir. Non pas par confort ou par envie d’ailleurs, mais parce que le pays ne laissait plus le choix comme si rester revenait à s’éteindre lentement.. Partir pour chercher une forme de stabilité, un diplôme reconnu, un espoir. Et en arrivant ici, en France, dans les couloirs administratifs, les studios froids, les guichets trop pleins mais qui répondent, c’est notre pays d’origine qui est réapparu non pas idéalisé, mais questionné.

Car c’est en quittant le Liban que nous avons commencé à le comprendre.

Faut-il s’éloigner pour mieux voir ? Est-ce dans les détails d’un autre système qu’on commence à comprendre ce que le sien n’a jamais su offrir ? Et que faire de cette lucidité acquise à distance, de ce regard formé dans l’exil ?

Le départ comme blessure fondatrice : entre contrainte et transformation

Partir comme réponse à l'effondrement

Le départ n’a rien eu d’un luxe. Il s’est imposé comme une réponse à une crise qui n’en finissait plus de s’approfondir. Depuis 2019, le Liban traverse un effondrement économique que la Banque mondiale a qualifié de “dépression délibérée” l’un des trois plus graves au monde depuis les années 1850. La livre libanaise a perdu plus de 90 % de sa valeur en trois ans. Les universités, autrefois parmi les plus solides de la région, ont vu leurs budgets fondre, leurs enseignants partir, leurs diplômes perdre en reconnaissance. L’Université Libanaise, seule université publique du pays, a été particulièrement affectée, tandis que certaines universités privées comme la LAU ou l’AUB ont mieux résisté grâce à leurs ressources propres.

Dans ce contexte, étudier à l’étranger n’a pas été un rêve, mais une stratégie de survie. Une migration intellectuelle et émotionnelle pour garder espoir. L’économie parle de “fuite des cerveaux”, de “capital humain perdu”. Mais derrière ces termes technocratiques se cachent des réalités humaines : des étudiants contraints de choisir entre rester et s’éteindre, ou partir pour continuer, ce n’était pas un choix de confort, mais un choix de survie. Rester, c’était risquer de s’éteindre lentement. Partir, c’était tenter sa chance ailleurs, avec l’espoir même fragile d’un avenir possible. Un dilemme cruel, où chaque option portait sa part de renoncement.

S’installer ailleurs, voir son pays en creux

C’est en m’installant ailleurs que j’ai commencé à mesurer l’écart.

Au début, tout semblait simple : une carte de transport, un rendez-vous à la fac, une facture claire. Puis sont venus les papiers, les démarches, les longues attentes. Et là, j’ai compris ce qu’était un système. Pas parfait mais existant. Stable, parfois frustrant, mais prévisible.

C’est dans ces détails du quotidien que le Liban est réapparu. En creux. Comme un écho. Quand une carte de transport arrive sans complication, je pense aux files d’attente absurdes pour un simple renouvellement de document. Quand un rendez-vous est respecté, je repense aux démarches interminables, aux “faveurs” qu’il fallait souvent solliciter.

Le Liban, toujours là, même en exil

Même loin, le Liban ne nous quitte pas. Il est dans chaque accent, chaque plat partagé, chaque discussion volée dans un couloir d’université. En France, la communauté libanaise est présente, vivante, à travers des associations étudiantes, des événements culturels, ou des réseaux professionnels influents .Et dans chaque regroupement, le pays refait surface. On évoque notre enfance, les soirées sur les toits, les cafés, les coupures d’électricité devenues presque un trait culturel. Il y a dans ces échanges une nostalgie, bien sûr, mais aussi une volonté de ne pas oublier.

Ce qui frappe, c’est que la distance réactive souvent l’amour du pays. Ce qu’on pensait fuir devient ce qui nous manque le plus. Nous parlons moins des crises, plus de ce qu’on aime. Et les mêmes phrases reviennent :

“Tu rentres quand ?”

“T’as pris ton billet ?”

Derrière ces mots simples se cache un espoir collectif : celui de ne plus prendre un aller-retour, mais un retour tout court. Un retour pour reconstruire.

Deux jeunesses, deux rythmes

Mais il faut aussi parler de ceux qui sont restés. Beaucoup d’amis ont choisi ou dû rester au Liban. Ce n’est pas un manque de volonté. Certains ne se sentaient pas prêts à vivre seuls, d’autres ont trouvé leur place dans des universités locales. Leur décision est légitime. Mais elle révèle une chose : partir n’est pas une évidence pour tous. Pour certains, c’est rester malgré tout, par attachement ou par contrainte. Pour d’autres, c’est sauter dans l’inconnu avec l’espoir de construire ailleurs. Le même dilemme revient, sous une autre forme : perdre ici ou risquer là-bas.

Vivre seul à l’étranger, s’adapter à une nouvelle culture, gérer un logement, des démarches, un rythme de vie exigeant, cela change la façon de penser, de réagir, de grandir. C’est une école de maturité accélérée.

Peu à peu, une distance se crée. Pas un fossé affectif, mais un écart dans les responsabilités, les mentalités, les préoccupations. Deux jeunesses libanaises coexistent : l’une au pays, l’autre en exil, toutes deux face aux ruines du même État.

Alors, comment comprendre le Liban ici ? Peut-être justement à travers cette fracture : c’est dans ce regard croisé l’un depuis l’intérieur, l’autre depuis l’extérieur que le pays commence à se révéler. Non plus comme une unité, mais comme une tension, une pluralité de vécus, qui disent tous quelque chose du même chaos. Comprendre le Liban, c’est accepter qu’il n’existe pas en un seul lieu.


Apprendre par contraste : découvrir le Liban en observant la France

Comprendre ce que veut dire “État” : les premières fois

On ne comprend vraiment ce qu’est un État que lorsqu’on en fait l’expérience ailleurs. Pas un État idéal, ni parfaitement juste simplement un État présent. Ici, les choses existent : un contrat de bail, une carte de sécurité sociale, un courrier qui arrive à l’heure, une aide qui suit une demande.

Ceci se surnomme un État de droit : un cadre dans lequel les lois sont claires, les droits sont garantis, et les citoyens peuvent interagir avec les institutions sans devoir les contourner.

Au Liban, cet État s’est délité. Les procédures sont devenues illisibles, les services aléatoires, les droits inaccessibles sans intermédiation. Ce n’est plus un système : c’est un labyrinthe, à la Nafaa, où l’on devrait simplement renouveler un permis ou immatriculer une voiture, tout s’est figé pendant des mois. Le service a fermé sans explication claire, et quand il a rouvert, seuls ceux qui connaissaient quelqu’un à l’intérieur pouvaient avancer rapidement. Sans ‘wasta’, le dossier restait en poussière.

Vivre une économie stable : la surprise de l’équilibre

Vivre en France, c’est découvrir une économie qui fonctionne. Pouvoir planifier un mois, savoir que sa bourse sera versée, ne pas recalculer son budget chaque matin, ce sont des choses que l’on n’imaginait même plus.

Et c’est souvent en en parlant avec d’autres qu’on mesure le contraste. Quand j’explique qu’un dollar valait plus de 100 000 livres libanaises, certains étudiants français restent sans voix. C’est à travers leur étonnement que nous réalisons l’ampleur de ce que nous avons supporté et normalisé.

Que faire de ce savoir étranger? Entre lucidité et engagement

Une jeunesse en transition : vivre entre deux mondes

Depuis que nous sommes ici, quelque chose a basculé. On pense en arabe, on écrit en français, on rêve parfois en anglais. Nous vivons entre deux mondes, deux vitesses, deux logiques. Et cette hybridité à la fois déroutante et féconde façonne un regard nouveau.

Ce que l’on apprend ici, nous ne savions pas toujours comment l’appliquer là-bas. Mais on sent qu’il y a là une richesse, une lucidité que le quotidien libanais n’offre plus. On se découvre capables de lire les systèmes, de les comparer, d’envisager d’autres possibles.

Mais ce regard a un prix. Parfois, nous nous sentons trop “d’ici” pour être encore complètement “de là bas”. Et trop “de là-bas” pour appartenir pleinement à “ici”. Cette identité flottante, mouvante, fragile, est ce que les sociologues appellent une identité diasporique : ni perdue, ni figée, mais en construction constante.

Ce n’est pas une absence : c’est une adaptabilité, une mémoire mobile; une manière de penser le monde par croisements plutôt que par appartenances fixes.

Selon le politologue Benedict Anderson, les communautés diasporiques développent souvent des identités déterritorialisées, capables de réconcilier plusieurs imaginaires. Et si cette complexité était justement notre force ?

La diaspora comme force transformatrice

Le mot “retour” est partout dans nos conversations. Mais il ne veut plus dire ce qu’il voulait dire avant. Revenir, mais dans quel Liban? Pour beaucoup, le retour n’est plus une réalité concrète, mais une idée qu’on entretient à distance. Une promesse qu’on se fait à soi-même. À certains égards, cela rappelle le rêve du retour palestinien : plus le temps passe, plus le lieu devient mémoire, plus le retour devient tension, et surtout: revenir pour faire quoi? Pour vivre? Travailler? Résister ? Rebâtir ?

Beaucoup d’entre nous ne peuvent pas rentrer. D’autres ne veulent pas rentrer dans un pays qui ne garantit rien. Et pourtant, on continue d’y penser.

Depuis ici, on agit autrement. On envoie, on soutient, on parle. Mais surtout, on observe. On comprend. On imagine. Et ça, c’est une forme d’action.

La Banque mondiale dit que la diaspora représente 36 % du PIB libanais. Mais on vaut plus que ça. On peut aussi être une force politique, culturelle, sociale. Pas juste des transferts d’argent. La diaspora n’est plus ce ventre logistique qu’on sollicite à chaque fin de mois. Elle pense, débat, s’organise. Elle manifeste à Paris, vote à Berlin, finance des campagnes indépendantes depuis Montréal. Elle ne veut plus de za‘im, de pactes muets, de silences hérités. Elle veut rompre avec l’héritage du fatalisme, reconstruire sans clientélisme, réinventer l’idée même de citoyenneté libanaise même de loin.

Apprendre pour transmettre

Nous ne sommes pas partis pour fuir. Nous sommes partis pour voir plus clair. Et ce que nous avons compris à distance, nous avons la responsabilité de l’utiliser.

Pas pour copier ce qu’on a vu ici. Mais pour imaginer, avec d’autres, un Liban plus stable, plus juste, plus digne. Une démocratie vivante. Une économie humaine. Des institutions qui tiennent debout.

C’est peut-être là l’enjeu : construire une démocratie qui ne soit pas seulement une promesse, mais une pratique. Une expérience vécue, quotidienne, partagée — comme le décrit le sociologue Pierre Rosanvallon.

Peut-être que ce que nous vivons, ce n’est pas un exil. Peut-être que c’est une veille active. Une attente lucide, stratégique, engagée. Une préparation.

Et peut-être qu’un jour, quand les lignes bougeront, quand l’espace se rouvrira, nous saurons exactement comment réveiller ce qu’il reste de possible

Conclusion

Partir ne nous a pas éloignés. Partir nous a rendus plus attentifs.

Nous avons quitté le Liban pour mieux le regarder, le lire, le comprendre.

Ce que nous avons découvert ailleurs ne nous définit pas mais cela enrichit notre manière d’appartenir. Peut-être que notre génération ne changera pas tout. Mais elle sait désormais que le silence n’est pas une fatalité, que l’absence d’État n’est pas une norme, que la fuite n’est pas une fin. Elle vit entre deux mondes. Et c’est dans cet entre-deux qu’un possible commence. Car c’est en quittant le Liban… que nous avons enfin appris à le comprendre.


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Sources:

• Banque mondiale – Lebanon Economic Monitor (2020–2023)

• Nations Unies – ESCWA – Multidimensional Poverty in Lebanon (2021–2022)

• ONU Info – L’économie libanaise : entre inflation galopante et insécurité alimentaire (2022)

• UNESCO – Higher Education in Crisis Situations: Lebanon Report (2021)

• Benedict Anderson – Imagined Communities (1983)

•Pierre Rosanvallon – La Légitimité démocratique (2008)